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Paris capitale du monde des idées, le ministère des affaires étrangères organise aujourd’hui la première nuit des idées en invitant des intellectuels, des universitaires, des penseurs, des écrivains, des artistes du monde entier.
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Tous plongeront sur ce vaste, très vaste sujet: ’ Pensez le monde de demain ’ dans une approche évidemment pluridisciplinaire et en pensant d’ailleurs d’autre part or des frontières de l’Hexagone.
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Mon dieu ce que ça fait du bien que d’essayer de réfléchir de cette manière là en regardant les choses et les sujets non pas depuis ici. Mais depuis là-bas. Je salue nos invités ce soir, Souleymane Bachir Diagne, bonsoir monsieur.
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Bonsoir.
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Merci d’être au micro de France Inter, vous êtes philosophe professeur à la Columbia university. Saskia Sassen, bonsoir.
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Bonsoir.
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Et merci d’être également au micro de France Inter. Sociologue économiste néerlando-américaine.
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Oui.
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On poursuit le tour de table avec Audrey Tang. Bonsoir, programmatrice de logiciels libres taïwanaise. Merci d’être là.
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Et merci également à Michel Zlotowski qu’on entend murmurer pour la traduction simultanée des propos.
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Alors, pour commencer, j’aimerais que vous vous présentiez tout simplement et que vous essayiez de nous dire en quelques mots sur quel sujet, sur quelle problématique vous travaillez. On commence avec vous Saskia Sassen.
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Alors, dans ce moment, j’ai justement fini un bouquin que je viens présenter ici aussi qui s’appelle expulsion ?
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Expulsion chez Gallimard.
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Alors, c’est une espèce d’études de la sauvagerie de notre monde. Ça m’a fait beaucoup plaisir.
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D’analyser la sauvagerie du monde, ça vous a fait beaucoup plaisir ? [rire]
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Oui. Non, parce qu’il faut identifier aussi l’ennemi: Qu’est ce que c’est vraiment le problème ? Alors, ça c’était intéressant. Je suis très contente d’être ici à la nuit de Paris, je trouve ça merveilleux.
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Imagine, vous depuis les choses qui sont passées à Paris d’avoir à deux heures du matin je crois qu’elle parle d’aujourd’hui matin, quelque chose comme ça. Merveilleux. C’est bien.
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Vous dites, il faut isoler l’ennemi. C’est qui ?
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Il y a plusieurs. Mais un vraiment problématique, c’est la financialisation de tout. Je pense les finances comme une industrie d’extraction.
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Alors, c’est comme la laminerie, une fois qu’elle a extrait ce qu’elle veut, il va continuer en laissant toute cette misère disons. N’est ce pas ? Alors, ça c’est un facteur très important. Une industrie très complexe.
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La deuxième problématique que je trouve très important, c’est qu’il y a deux vecteurs qui se passent aujourd’hui. Un nous montre par exemple on marche par Paris, par Londres, toutes les grandes villes, tout va bien. Tout va beaucoup mieux qu’il y a 20 ans. Mais ça rend invisible toute une série de phénomènes d’expulsion, de souffrances, de plus de pauvresse, etc.
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Alors, ça devient un peu obscur, invisible dans sa pleine matérialité.
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Je comprends bien et votre travail consiste justement à rendre visible ces phénomènes-là. Souleymane Bachir Diagne, même question pour vous. Présentez-nous vos travaux. Sur quoi portent-ils à l’heure actuelle ?
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Alors, je travaille dans trois domaines différents. Je suis philosophe, vous l’avez dit, je travaille dans le domaine de la philosophie, de l’algèbre et de la logique.
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Je travaille également sur l’histoire de la philosophie dans le monde islamique et je travaille en ce moment sur un livre portant sur la traduction.
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Traduction conçue au sens de rencontres, réciprocités, et cetera. Et au fond, c’est mon travail sur l’histoire, la philosophie dans le monde islamique qui justifie pour l’instant que je sois ce soir avec Olivier Rouault en conversation autour de la question: quelle spiritualité pour demain ? Voilà sur quoi je travaille.
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Et qu’est ce qui fait l’unité des trois espaces que vous venez de décrire dans vos recherches ?
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Alors, je viens de dire que mon travail portera sur la traduction. Je crois que le concept de traduction est précisément ce qui fait l’unité.
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Quand je dis que j’ai travaillé d’abord en histoire de la logique et de l’algébrisation de la logique, il s’agit d’un langage, la naissance du langage qui aujourd’hui est le langage de nos ordinateurs, la manière dont nous traduisons nos raisonnements qui se font normalement dans la langue naturelle, dans la langue des machines.
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Et de la même manière quand je travaille sur l’histoire de la philosophie dans le monde islamique ou sur l’histoire de la philosophie en Afrique, ce qu’il en est de la philosophie en Afrique. Je parle toujours de rencontres, de traductions réelles - puisque la philosophie grecque a été traduite en arabe - et de rencontres culturelles.
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Est-ce qu’il y a une dimension, en la pressent, politique derrière ce concept de traduction, de rencontres, d’hybridations, de métissages, je ne sais pas exactement comment il faut le dire ?
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Absolument. Ce concept est de part en part politique parce qu’effectivement, il y a une politique de la traduction qui est double:
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D’abord traduire c’est établir une équivalence entre les langues. Vous n’avez plus à ce moment là une langue dominante, une langue impériale qui dominerait les langues indigènes. Quand vous traduisez c’est une manière de créer de la réciprocité. Voilà un aspect politique.
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L’autre aspect politique c’est que en créant cette réciprocité, au fond, vous indiquez que la traduction c’est une dimension importante du vivre ensemble. Quand Umberto Eco dit: ’ La langue de l’Europe c’est la traduction ’.
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C’est aucune des langues européennes, mais c’est la rencontre en traduction, on peut enfler ce propos à la dimension du monde entier et dire la langue du monde c’est la traduction.
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Allez le tour de table continue avec Audrey Tang. Sur quoi travaillez-vous ? Quel est votre métier j’ai envie de dire ? Et pourquoi êtes-vous à Paris dans le cadre de cette nuit des idées ?
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J’ai travaillé comme quelqu’un dans l’informatique depuis 20 ans. Mais j’ai pris ma retraite il y a deux ans et après avoir pris ma retraite, j’ai travaillé avec la société civile du mouvement Occupy à Taiwan où nous avons occupé le parlement pendant 20 jours.
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Et nous avons manifesté devant le gouvernement pour dire comment on devait avoir une démocratie et on utilise le même principe, les mêmes applications créées pour une information démocratique de l’Internet pour faire un dialogue entre les diverses parties prenantes.
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Moi j’étais le médiateur pour la délégation Uber à Taipei et avec les ministères concernés et je suis aussi médiateur avec Airbnb et d’autres forces mondialisées qui veulent parler avec l’administration taïwanaise. Et je suis également responsable de la mise en place d’un espace de délibération pour le public numérique à Taiwan.
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Donc, c’est une façon d’établir des lois par le peuple.
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L’informatique pour vous c’est un outil au service d’une autre manière de faire de la politique ?
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Comme le professeur vient de dire, l’informatique c’est une façon de mettre de la logique dans un certain espace. La logique c’est comme des notes par exemple et on joue de ces notes là grâce à l’ordinateur. Et là, on le met dans un espace où on peut interagir de manière non violente et on tire les meilleures pratiques de notre spécialité et on les met dans cet espace qui ne permet que ce type de dialogue réflexif constructif.
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Et lorsque l’espace est structuré de cette façon là comme une technologie ouverte non violente, on arrive à un consensus. Il y a une convergence, on peut se mettre à la place des autres. On peut sortir ce qu’est la souffrance des autres, ce qu’est la joie des autres sans avoir à dialoguer simplement à partir de l’endroit d’où nous sommes.
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Allez encore une question générale pour tous les trois et on entre dans la problématique qui vous est soumise par cette nuit des idées, pensez le monde de demain.
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Le monde d’aujourd’hui c’est déjà compliqué. Est-ce que vous vous inscrivez dans l’affiliation de ce qu’on appelle l’intellectuel à la française - C’est-à-dire l’intellectuel organique celui qui intervient dans l’espace publique, dont le savoir vient légitimer le pouvoir à parler, à dire, à dénoncer ? Ou est ce que ça, ça vous semble une figure ancienne et désormais dépassée ? Saskia Sassen.
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Non, je trouve ça très important et très intéressant. Ce n’est pas possible de le faire dans tous les pays. C’est vrai qu’à New York on peut le faire un peu. Mais disons à Chicago, ça devient déjà plus difficile. N’est ce pas ?
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Alors, je crois que l’Amérique, les états unis n’aident pas cette manière. Je dois dire aussi que dans mon cas personnellement quand je fais ma recherche, je dois vraiment abandonner l’espace publique. Je dois aller creuser. Et je veux me perdre dans tant d’argumentations, tant de dates, et cetera. Je ne peux pas à ce point aussi penser d’une autre manière. Je dois vraiment pénétrer, entrer et me perdre un peu et ça me fonctionne bien.
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Moi, j’aime beaucoup interroger les catégories qui existent. Alors pour moi je dis toujours que moi j’opère dans le fuzzy edges du paradigme.
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Fuzzy edges...
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Les parties qui ne sont pas déterminées précisément.
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Oui. Edges, vous savez, pas le centre du paradigme. Le centre du paradigme est fort. Ça c’est bien, ça me va bien, et cetera. Mais, ça ne m’intéresse pas. Alors pour moi par exemple, je ne rejette pas les grandes catégories. Je les interroge. Alors, je dis quand j’invoque cette catégorie pour expliquer quelque chose qu’est ce que c’est que je ne vois pas ? Et c’est un peu comme le grand cercle de lumière: Plus forte cette lumière dans une rue la nuit, plus forte cette lumière, plus on voit tout dans le centre de lumière. Et plus, on ne peut pas voir, c’est que c’est autour de ce centre.
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Et c’est pour ça qu’il y a une espèce de transversalité dans mon travail qui fait beaucoup de confusion. [rire]
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Des confusions fécondes. [rire]
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Je l’espère.
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Souleymane Bachir Diagne, la tradition de l’intellectuel. Est-ce que vous vous reconnaissez dedans ou ça n’est pas du tout le type de rapport que vous avez à votre propre savoir ?
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Je crois que c’est obligé finalement de se reconnaître dans ces traditions là. C’est-à-dire que les thèmes sur lesquels j’écris au fond sont les thèmes qui me conduisent d’une manière tout à fait naturelle me semble-il à intervenir également dans l’espace public d’une manière évidemment moins lumineuse si vous voulez, flamboyante. La tradition des Sartres, etc. Mais, d’une manière qui est quand même la mienne.
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D’abord, je dois dire géographiquement, je vis vraiment entre trois pays. Je vis entre les états unis, la France où cette tradition là est encore réelle et le Sénégal.
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Et quand j’interviens, bien évidemment quand j’écris un livre sur l’algèbre de Boole, on n’intervient pas dans l’espace public sur l’Algèbre de Boole. En revanche, quand je conduis l’interrogation qui est la mienne, qui consiste à me demander ce que signifie la fidélité. Une des thèses que je soutiens, c’est que la fidélité n’est pas dans la crispation sur une identité mais justement dans le mouvement de devenir ce que l’on a à devenir.
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Et bien, c’est une thèse que j’applique à la fois à ma réflexion sur le champ africain et à ma réflexion sur le champ islamique. Je travaille je vous l’ai dit dans le domaine de la philosophie dans le monde islamique, ça veut dire donc que moi, je travaille sur une tradition intellectuelle celle de la philosophie, une tradition spirituelle, celle du mysticisme, du soufisme et par la force des choses étant donné la configuration de notre monde actuel et étant donné le bruit que font les religions et en particulier la religion islamique, ce travail devient de lui-même une forme d’intervention dans les débats publiques et donc, on a cette responsabilité il faut l’accepter, il faut accepter qu’on ait cette responsabilité parce qu’on travaille dans le domaine où on travaille.
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Même question pour Audrey Tang, est ce que vous vous pensez comme intellectuelle, activiste, militante ? Quel mot vous semble correspondre le mieux à ce que vous faites ?
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Moi, je me définis comme un anarchiste conservateur. Et en 1993 quand j’ai quitté l’école je me suis éduquée moi-même grâce aux œuvres disponibles des classiques qui n’étaient plus couvertes par les droits d’auteurs, donc, écrits avant la première guerre mondiale et numérisés par la communauté Internet.
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Donc, je peux lire tous les classiques sans rien payer parce que je ne viens pas d’une famille aisée. Et c’est d’une certaine manière quelque chose de très français comme le collège de France qui dit que le savoir appartient au monde entier.
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Je ne dirais pas que je suis un intellectuel dans une discipline ou une autre parce que la façon dont j’ai appris. Je vois comme des étoiles dans le ciel la nuit. Mais je ne les vois pas comme des constellations appartenant à des écoles spécifiques. Les étoiles sont comme elles sont.
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Allez essayons de regarder le monde qui nous entoure avant de penser le monde de demain. J’aimerais vous demander si le monde d’aujourd’hui n’est pas finalement le plus difficile à penser.
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J’ai la sensation qu’il y a de l’inédit partout, que nous sommes en crise perpétuelle, que les catégories intellectuelles même assez récentes avec lesquelles on pouvait jouer sans périmer et qu’on voit mal lesquelles pourraient nous rendre le monde, notre monde, ici, aujourd’hui plus compréhensible.
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Est-ce que je me trompe totalement ou est ce que vous partagez aussi ce sentiment d’avancer, de tâtonner comme ça dans l’ombre et dans le noir ? Saskia Sassen.
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Oui et non. Oui parce qu’on sait trop. Moi, je parle six langues, pas tellement bien. Mais quand même six langues. Alors, je suis partout le monde. Il y a tant de choses qui se passent. Il y a tant de manières de terroriser, tant de manières de le penser. Alors, on sait trop. Mais de l’autre côté, moi quand je fais ma recherche, j’ai des vecteurs très forts, je ne me perds pas. Je sais qu’il n y a pas besoin de savoir tout sur conditions. Il faut savoir quelque chose qui porte, qui bouge, qui peut avoir des conséquences sévères, même si c’est un élément minimal. Alors ça m’aide de trouver vous savez de manières de...
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Et je crois qu’un problème dans la science sociale en Amérique où il y a tant de capacités pour tous les ordinateurs, tous les datasets. On pourrait savoir tous les derniers détails de tant de situations. Et la science sociale fait beaucoup de ça. Et je trouve ça quand même un peu pas nécessaire.
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Mais, est ce qu’il faut continuer à penser l’État ? Est ce qu’il faut continuer à penser l’école ? Est-ce qu’il faut continuer à penser les institutions, les frontières, les nations ? Enfin, toutes ces choses qui sont en mouvement et en crise ou est ce qu’il faut changer d’objet ?
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Changer d’objet non. Mais, il faut quand même interroger toutes ces catégories. C’est pour ça que pour moi l’espace c’est les espaces flous du paradigme. Et aussi, j’ai designé un espace pour moi-même que j’appelle avant méthode. Pas la méthode ou après. Mais l’anté-méthode.
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Alors, là, c’est un défi parce qu’il faut découvrir quelque chose pour procéder. Alors, pour moi l’État c’est une catégorie qu’il faut interroger. Et je veux entrer dans l’État et dire on m’a éloignée tellement que j’ai dit qu’est ce que je vois là. Je veux perdre le concept un peu vous savez. On peut entrer et regarder des détails. Où est-ce que je suis ? J’ai fait ça avec les finances, je suis entrée dans l’État, la banque centrale, etc. Il dit qu’est ce qu’ils font ici ? Ils font plutôt de la recherche de l’utilité à tous les genres, vous savez ?
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Ce n’est pas seulement cela les finances. Mais la finance est devenue un monstre. C’est quand même monstrueux que c’est installé dans une institution, qui est une institution à Beavel, institut de recherche pour le peuple du pays.
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Alors, des choses comme ça commencent à déstabiliser la catégorie forte, la version forte d’une catégorie. Et ça commence à montrer tout un assemblage de choses. Alors, je trouve que territoire national aujourd’hui, qu’est ce ça veut dire ? Il y a le territoire national, il y a le board et tout ça. Mais il y a d’autres choses qui se passent aussi.
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Alors, je pense à certaines géographies de la centralité qui traversent la vieille division nord sud est ouest, qui n’implique pas tout un territoire national. Ce n’est pas le vieil impérialisme où il y a la France, l’Afrique et l’Asie. Non c’est très partiel. Et ce sont de nouveaux espaces où la citoyenneté par exemple ne compte pas. Ce qui compte c’est le pouvoir économique. Alors, vous savez ce sont des formations qui déstabilisent des catégories comme l’État, la citoyenneté. Mais elles ne les détruisent pas. La demande c’est que ça devienne des briques l’État, la citoyenneté dans ce contexte où ça peut donner de nouveaux modèles, de nouvelles possibilités des espaces d’action.
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Souleymane Bachir Diagne, il faut réinvestir ces vieilles catégories, les repenser, les décaler, y entrer pour les regarder d’un autre point de vue, comme vient de le dire Saskia Sassen, ou est ce que vous, vous cherchez de nouveaux outils pour penser le monde aujourd’hui ?
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Alors déjà il faut pour penser le monde aujourd’hui, se donner de la profondeur historique, ne pas avoir l’impression que le monde aujourd’hui dans sa configuration qui nous trouble tant, qui nous donne l’impression que nos catégories habituelles ne marchent plus, que l’explication que ce qui se passe est même au-delà de nos catégories explicatives habituelles.
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Si on se donne la profondeur historique, on commence à avoir une bonne intelligence des choses. Je vous donne un exemple, nous parlions tout à l’heure d’un des domaines dans lequel je travaille, l’islam. Dire simplement c’est évident ce que l’islam n’est pas né le 11 septembre 2001, que c’est une religion qui est millénaire une fois et demi, que c’est une longue tradition intellectuelle, que c’est une longue tradition spirituelle, ça remet à l’endroit un certain nombre de caractérisations très rapides, très simplistes et une sorte d’incompréhension.
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Quand on se dit cette religion est la culture et la tradition intellectuelle et spirituelle d’un milliard et demi d’êtres humains, on commence à ce moment là, à avoir une meilleure intelligence des choses que quand on se demande des questions à l’emporte pièces du genre est ce que c’est compatible avec la démocratie. Est-ce que c’est compatible avec la société ouverte, etc. Des questions qui ne veulent strictement rien dire.
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Et pourtant on se les pose.
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On se les pose. Alors, on se donne cette profondeur historique si vous voulez en amont. C’est-à-dire qu’on regarde historiquement et on se donne également la profondeur temporel en aval. Et c’est ça l’intérêt de cette nuit des idées. Se projeter dans l’avenir, ça nous permet aussi de mettre en perspective les urgences telles que nous les vivons. Avoir le sentiment que nous sommes quelque peu noyés dans une actualité qu’on a du mal à saisir pour laquelle on a l’impression que les mots et les concepts habituels ne marchent pas, ne fonctionnent pas comme instances explicatives.
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Si on se projette dans l’avenir en disant au fond quelles sont les tendances et quel est le monde qui risque de se produire ou quel est le monde que nous voulons ? À ce moment là, on a une position qui nous amène à rendre intelligible les réalités que nous vivons au présent et de dégager ce qu’il faut faire. Et c’est ça l’intérêt d’une réflexion de type de celle à laquelle nous sommes invités, une réflexion qui regarde demain. Et regarder demain c’est à la fois le préparer et c’est aussi mieux comprendre aujourd’hui.
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Paris a été, vous le savez, frappée à plusieurs reprises par le terrorisme en 2015, est-ce que le terrorisme n’est pas le mur qui nous empêche de penser aujourd’hui ?
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Vous savez, j’ai fait très attention à un texte d’un philosophe pour lequel j’ai énormément d’admiration, qui est Edgar Morin, qui a rapproché le terrorisme contemporain du terrorisme ancien et a essayé de lire au fond le terrorisme contemporain aussi à la lumière du terrorisme ancien. Cette manière de croire que puisque l’histoire est fondamentalement violence. C’est la manière régalienne en philosophie de croire que l’histoire est fondamentalement violence et que la violence va être accouchée d’un monde meilleur.
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Si vous partez de cette prémisse là, l’idée selon laquelle en faisant de l’hyper violence, en rajoutant si vous voulez dans la violence, vous accélérer les choses. Vous accélérez ce qui doit arriver, cette manière apocalyptique et hallucinée de voir le monde. Et là une histoire aussi si vous regardez avec intelligence l’histoire du terrorisme et que vous commencez à avoir ce genre de catégories pour penser les choses qui nous arrivent aujourd’hui, vous avez probablement moins l’impression que c’est quelque chose d’absolument inouï, d’impensable qui nous arrive et pour lesquels nous sommes totalement désarmés. Ne jamais accepter que la raison soit désarmée et ne jamais accepter que l’explication ne soit pas possible.
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J’aime énormément notre conversation et le temps avance. Donc, j’aimerai vous livrer pour finir avant de vous laisser vous aiguiller dans la nuit intellectuelle parisienne, vous livrer un concept, celui de démocratie. Audrey Tang. C’est pour vous le concept le plus central, le plus cardinal aujourd’hui à investir, à réinvestir, à repenser ?
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Avant de parler de la démocratie, il faut parler de démos, c’est-à-dire la foule, la population. Un peuple, des gens qui sont au même endroit imaginaire ou pas. Mais au moins, ils pensent qu’ils peuvent interagir les uns avec les autres d’une façon qui a du sens.
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Quand je pense aux musulmans, je pense à 150 millions, ou 150 milles musulmans à Taiwan, les indonésiens qui travaillent avec nous tous les jours. Et il y a quelques heures, je parlais avec nos interlocuteurs de ce soir. Ils nous ont dit: ’ Peut-être que certains ne voudraient pas que nous parlions avec le reste du démos. ’
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Et en le disant, c’est exactement comme le climat. Regardez la terre de l’extérieur. Vous pouvez voir beaucoup de tsunamis, beaucoup de changements dans le climat de climat arctique. Bien sûr, les tsunamis ne négocient pas avec les hommes politiques. Ce sont des catégories d’objets complètement différents. Mais, si on les considère comme un système qui fait partie de la terre, vous voyez qu’il y a des causes.
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Ça peut être des virus de l’esprit, ça peut être des virus de l’espace. Mais, on peut en parler de toute façon systémique. Ce ne sont pas des choses qui sont inévitables parce que simplement les symptômes refusent de parler. Et les gens qui peuvent encore parler sont une foule. Et là où il y a une foule, il y a la démocratie.
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La démocratie Saskia Sassen, ça vous intéresserait de rentrer dedans pour voir comment elle est construite et ce qu’on en voit et ce qu’on n’en voit pas comme vous l’avez fait pour...
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J’ai bien aimé ce qu’il a dit.
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Oui, c’est très profond.
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C’est très bien. C’est vraiment très bien. Mais, je trouve que démocratie, c’est ce type de mot que cette invitation n’a pas pensé.
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Pourquoi ?
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Parce qu’on l’utilise avec une telle facilité, vous savez. Je me demande qu’est-ce qui se passerait si on a une vraie discussion sur ce que maintenant on veut dans le friend democracy avec une autre langue, avec un autre mot.
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Je trouve que le mot vraiment se fatigue. Et quand nos mots sont fatigués, ça donne une hésitation à ne pas penser. Alors...
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C’est dangereux ?
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C’est dangereux. Quoi, c’est dangereux ?
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C’est dangereux de voir que cette forme politique qui finalement n’a pas que des avantages et qui a même beaucoup d’avantages est entrain de s’affaisser, de s’affadir à tel point qu’on voit apparaître ce qu’on appelle les démocraties illibérales, des démocraties autoritaires, des démocraties qui ont la non démocratie à l’intérieur d’elles-mêmes.
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C’est pour ça. Nous devons comprendre qu’est ce qu’on veut ? Quand on dit démocratie. Qu’est ce que c’est la chose qu’on veut vraiment ? Quels sont les éléments principaux ? La participation a tout. Le fait que chaque neighborhood devrait avoir des gens qui peuvent y travailler, qui peuvent faire une économie locale, etc. Tant de choses très pratiques. Alors, on monte à des choses plus compliquées. Quel système politique pourrait aider ça ? Alors, je trouve que beaucoup de pays dans l’Europe réussissent assez bien. Mais, maintenant, il y a un peu de décadence.
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Oui, ça commence à se fragiliser. Souleymane Bachir Diagne sur la démocratie, ce sera ma dernière question.
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Oui, alors, je souscrits totalement à ce qu’ont dit Audrey et Saskia sur la démocratie. Je voudrais y ajouter un autre mot qui est un mot voisin, mais pas tout à fait, pluralisme. Je trouve que c’est également un concept tout à fait important aujourd’hui de nous réconcilier tous avec l’idée du pluriel. L’idée dans le pluralisme du monde qui est également l’autre face de son unité. L’idée qu’il y a une humanité, une condition humaine. Mais, qu’en même temps, cette condition a des visages pluriels et qu’il est bel et bon qu’il en soit ainsi.
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L’éducation au pluralisme est très importante et puisque nous avons parlé des religions. Il faut que les religions sachent exhiber aussi à l’heure actuelle leur capacité d’accepter le Pluralisme et leur capacité d’éduquer au pluralisme.
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Bon courage !
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Mais, oui c’est tout un programme, il faut s’y atteler. C’est la tâche.
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Ça c’est la grande tâche d’après vous dès lors qu’on pense le monde de demain, de construire le pluralisme ?
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Parce que le monde de demain est à cette condition-là.
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Moi, je me demande s’il ne sera pas plus violent le monde de demain que celui qu’on a connu ces 30, 40 dernières années.
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Si on prolonge simplement, si on extrapole les tendances actuelles, on peut le dire. Mais, justement, il ne s’agit pas simplement d’extrapoler des tendances. Il s’agit aussi d’avoir l’imagination et la volonté politique de dire voici le monde que nous voulons.
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Si c’est demandé, si cette explosion de petites violences partout, si ça c’est une conséquence de la dégradation du système. Comme ça il ne peut pas un armistice pour finir avec une guerre.
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Par exemple, ça montre une limitation très sévère disons du système. Écoutez merci à tous les trois c’était absolument passionnant, je rêverai de passer la nuit philosophique avec vous.
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En tout bien tout honneur. Souleymane Bachir Diagne, philosophe professeur à la Columbia university. Saskia Sassen, sociologue économiste nérlando-américaine, parlant six langues, spécialiste de la mondialisation. Audrey Tang programmatrice de logiciels libres. Merci beaucoup d’avoir été au micro de France Inter.